Aujourd’hui je suis tombé sur le dvd d’une « superproduction » dont le titre a retenu mon attention: « VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE 2, L’ILE MYSTERIEUSE ». J’ai tout de suite pensé que Jules Verne devait (pour paraphraser Pierre Desproges) « se retourner dans sa tombe à faire ventilateur ». Mais, si c’est la seule chose que ce pauvre Jules peut faire, est ce le cas de ses ayants-droit ?

illustration originale du « Voyage au centre de la terre » par Édouard Riou
A première vue on est en droit de le penser: l’œuvre est tombée dans le domaine public et tous les droit patrimoniaux qui lui sont rattachés sont prescrits. Cependant, il existe un droit encore valable: le droit moral.
Bref rappel:
Les caractères du droit moral
Le droit moral visé à l’article L 111-1 du Code de la propriété intellectuelle (ci-après CPI) est perpétuel (il survit à l’auteur au travers de ses ayants droit même pour une œuvre tombée dans le domaine public), insaisissable (on ne peut commercialiser ou divulguer une œuvre contre l’accord de son auteur), inaliénable (il ne peut être cédé) et surtout imprescriptible.
Enfin, depuis l’arrêt de la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation du 28 mai 1991 (concernant la colorisation d’un film de J. Huston); le droit moral est un droit d’ordre public (on ne peut y déroger par convention contraire).
Les attributs du droit moral
Le droit moral se compose de quatre attributs (cinq si on sépare droit de retrait et droit de repentir) qui constituent autant de prérogatives accordées à l’auteur :
- le droit de divulgation qui confère à l’auteur, la liberté de décider de révéler son œuvre au public. Avant cette communication l’œuvre est un bien hors commerce (la conséquence est le caractère insaisissable vu plus haut).
- le droit au respect de son nom et de sa qualité. À ce titre, l’auteur peut faire figurer son nom (ou un pseudonyme) sur son œuvre (on l’appelle plus couramment droit de paternité).
- le droit au respect de l’œuvre. Par ce droit, l’auteur peut revendiquer l’intégrité de son œuvre, ce qui l’autorise à s’opposer à toute personne qui prétendrait y apporter des corrections ou modifications, qu’il s’agisse de tiers, d’utilisateurs de l’œuvre ou de cessionnaires des droits. A titre d’illustration, on ne peut découper une toile -pour la revendre en plusieurs morceaux par exemple- sans l’accord de l’auteur, même si on est propriétaire du support physique (c’est-à-dire si on a acheté le tableau).
- Enfin, le droit de retrait et de repentir. L’article L124-4 du CPI reconnaît à l’auteur le droit de faire valoir ses doutes ou ses scrupules quant à la divulgation de son œuvre au public. Il est ainsi permis à l’auteur de revenir sur son engagement et de mettre fin à un contrat de droits d’exploitation sur son œuvre, même régulièrement conclu, afin de récupérer celle-ci, soit pour la soustraire à l’exploitation (retrait), soit pour la modifier (repentir). Cependant, la mise en œuvre de ce droit est susceptible de devenir très coûteuse.
Maintenant que le droit moral parait moins obscur, revenons à nos moutons:
Que peuvent faire les héritiers de Jules Verne ?
Le droit moral étant perpétuel et imprescriptible; les ayants droits de Jules Verne possèdent la qualité pour agir au nom de l’auteur au nom du droit au respect de son œuvre, même si ses romans sont dans le domaine public.
La Jurisprudence avait déjà été confrontée à des faits assez proches: les héritiers de Victor Hugo assignant 200 ans après la mort de leur ancêtre un auteur qui se targuait d’avoir écrit « une suite aux misérables ».
Les ayants droit de Victor Hugo qui avaient gagné en appel essuient un revers en cassation sur un double motif :
- Les juges du fond avaient pris en considération la qualité de l’œuvre (ce qui est contraire aux dispositions de l‘article L112-1 du CPI)
- L’article 10 de la CEDH, relatif à la liberté de création, empêche un auteur d’interdire de façon générale les adaptations de son œuvre tombée dans le domaine public.
La Cour d’Appel de Paris, dans un arrêt de renvoi après cassation du 19 décembre 2008 réalise une interprétation pour le moins discutable de l’atteinte à l’intégrité de l’œuvre princeps.
En effet, la résurrection d’un personnage des misérables (Javert, en l’occurrence) ne semble pas constituer une atteinte à l’œuvre originale ! On comprend mieux l’adaptation cinéma du tour du monde en 80 jours avec Jackie Chan …
Néanmoins dans notre cas, les « scénaristes » du « voyage au centre de la terre 2 » ont pris 2 romans a priori sans rapports entre eux pour en faire … disons autre chose tout en conservant les titres des livres originaux pour profiter de leur notoriété. Si la nouvelle histoire est néanmoins originale indépendamment de sa qualité au sens de l‘article L112-1 du CPI elle jouit d’une protection a part entière au regard du droit d’auteur.
Cependant, il faut se demander si cannibaliser 2 histoires pour en faire une troisième qui n’est pas une suite peut constituer une atteinte assez grande pour être condamnée pour non respect de l’œuvre princeps, ce qui est à mon avis le cas. Une condamnation d’un tel film s’inscrirait dans la tendance jurisprudentielle initiée dans l’affaire Huston évoquée plus haut.
Le Juge se trouve dans une position délicate; il doit trouver un équilibre entre la protection de la mémoire des auteurs au travers de ce qu’ils ont crée sans toutefois nuire à la création contemporaine en tuant dans l’œuf toute envie d’adapter des « classiques »… quitte à autoriser « Roméo et Juliette contre le chien des baskerville » !
C’est ici que le magistrat possède un grand pouvoir dans l’interprétation de la loi. Considérer que le Droit est un instrument de libération plutôt que d’oppression et qu’il ne doit en aucun cas brider la création d’œuvres nouvelles tant qu’elles sont originales (et ce même si leur originalité tient dans la « cannibalisation » d’œuvres du domaine public ).
Je citerai ici Ben Parker en disant qu’ « un grand pouvoir implique de grandes responsabilités » et qu’il me tarde de savoir ce que l’évolution jurisprudentielle face à un nombre toujours croissant d’adaptations/réinterprétations nous réserve.
[…] les modifications, adaptations et traductions qui profiteront à leur tour à un nouveau public. Cet article montre bien que les « remixeurs » disposent d’une certaine marge de manœuvre pour créer […]